m
👑
đŸđŸ”„đŸ

JESTER

[ Download the Jester Font family ]
· Grifi.fr : : WTFPL License ·

On veut toujours que l’imaginaire soit la facultĂ© de «former» des images. Or elle est plutĂŽt la facultĂ© de «dĂ©former» les images fournies par la perception, elle est surtout la facultĂ© de nous libĂ©rer des images premiĂšres, de «changer» les images. S’il n’y a pas de changement d’images, union inattendue des images, il n’y a pas imagination, il n’y a pas d’«action imaginante».
L’Air et les Songes, 1943, Gaston Bachelard.

#                                    #
(   -NEW-  *  -LINK-   )
/\\  667 1312 4577  //\
\  \ ABRAXAS SYS /  /
\  \    -  Y ER Y  -   /  /
\  )DEY/\ /\ONZ(  /
*                            *

→ : : / 07 Juillet 3304 / : : →

Les cigales d’aurore entament Ă  peine leur chant quand l’écritrice pĂ©nĂštre dans le Thottoht. Un vent chaud Ă©rode ses murs de pierres blanches. À l’intĂ©rieur, le son de bruine laisse place Ă  un mantra grave et feutrĂ© qui enveloppe lentement l’écritrice tandis qu’elle quitte ses lunettes de pluie. Il n’y a personne pour l’accueillir. Pendant quelques instants, elle savoure l’idĂ©e que ce lieu clos qu’elle occupera quelques jours, n’ait jamais Ă©tĂ© habitĂ© que par ses prĂ©dĂ©cesseurs.es. Elle avait Ă©tĂ© choisie pour produire l’unique famille typographique de l’annĂ©e, qui rejoindrait le panthĂ©on des caractĂšres de l’écriture commune dĂ©jĂ  produits. Loin d’ĂȘtre inquiĂšte, l’écritrice ne ressent pas le poids de la tĂąche qui lui est confiĂ©e. Au contraire, l’entrĂ©e dans le bĂątiment la fait se sentir chez elle. Elle a l’impression de retrouver une famille qui l’aurait depuis toujours accompagnĂ©e en secret.

Une fois ses bottes retirĂ©es, elle enchaĂźne machinalement les salutations rituelles puis monte les escaliers menant Ă  l’espace de crĂ©ation. De marche en marche, les murs noirs et granuleux laissent place Ă  un espace lisse et bĂ©tonnĂ©, parsemĂ© d’éclats de pierre rouge dont la dispersion hasardeuse forme parfois des sigils censĂ©s lui porter chance. L’air est tiĂšde et la musique latente finit par devenir si naturelle qu’elle ne l’entend plus, passant de son conscient Ă  son inconscient, tandis qu’elle glisse sur les derniĂšres marches comme si elle flottait. L’écritrice pose enfin le pied sur la mezzanine circulaire. Le sol est renfoncĂ© au centre en un cercle concentrique. Au milieu de ce cercle est installĂ© le terminal, un ordinateur unique destinĂ© au rituel qu’elle s’apprĂȘte Ă  accomplir. Elle contemple l’espace de crĂ©ation construit spĂ©cialement pour elle: ni l’amĂ©nagement, ni la dĂ©coration, ni le terminal n’avaient jamais Ă©tĂ© les mĂȘmes, pas une seule annĂ©e identique. Chaque Ă©criteur·ice supposait une rĂ©invention complĂšte, Ă  l’exception de l’algorithme consacrĂ© prĂ©sent dans le systĂšme de l’appareil.

L’écritrice se laisse aller Ă  la rĂȘverie. Elle pense aux gens qui, 200 ans auparavant, inventaient comme elle des nouvelles itĂ©rations d’écritures. MalgrĂ© le gouffre thĂ©orique qui sĂ©pare leurs Ă©poques, elle se sent proche d’eux. Elle s’amuse Ă  imaginer expliquer la thĂ©orie typographique contemporaine Ă  des adelphes du XXe siĂšcle : «Une fois par an, une personne volontaire est tirĂ©e au sort parmi une liste de prĂ©tendants typographes, qui doivent pouvoir justifier d’avoir dĂ©jĂ  produit une stase : un caractĂšre complet d’une seule dĂ©clinaison reflĂ©tant une singularitĂ© forte. Cette stase, personne Ă  part son concepteur ne doit jamais l’avoir vue. Elle est considĂ©rĂ©e comme sacrĂ©e et mĂȘme l’écriteur·ice n’est pas autorisĂ© Ă  l’utiliser pour composer un texte. Mais ce premier caractĂšre n’est qu’une chrysalide. AprĂšs une cĂ©rĂ©monie de dessin en transe, il donne naissance au prisme, une famille de 22 dĂ©clinaisons toutes issues de dessins altĂ©rĂ©s de la stase. Si la conception de la stase demande au dessinateur de grandes connaissances historiques et techniques, le processus d’éclosion est, lui, une expĂ©rience sensible et non plus pratique. Une poĂ©tique de la forme de l’écriture.»

L’écritrice sort de sa rĂȘverie. Elle s’avance vers le terminal, traversant la piĂšce recouverte d’un tapis de latex noir et connecte Ă  l’ordinateur sa stase qui apparaĂźt maintenant Ă  l’écran pour la premiĂšre et derniĂšre fois. AprĂšs le rituel, il sera impossible de revoir le caractĂšre d’origine. L’écritrice gnose le dessin, centre son souffle et entre dans une attention pure de ce qui l’entoure, Ă  l’extĂ©rieur comme Ă  l’intĂ©rieur. L’odeur des tapis, les courbatures de ses intercostaux, le grĂ©sillement de l’écran, le sentiment d’impatience, les sigils rouges, tout la traverse de la maniĂšre la plus objective possible. Elle craque ensuite l’unique canette de cafĂ© infusĂ©e Ă  froid posĂ©e prĂšs du terminal et imprimĂ©e de caractĂšres du dernier prisme crĂ©Ă©. La liste des ingrĂ©dients lui parle : Camomille, Calea, Agastache, Mimosa, et bien entendu Peyote. Ce sont les molĂ©cules du cactus hallucinogĂšne qui vont lui permettre d’entrer en contact avec ceux Ă  mĂȘme de la guider pour crĂ©er le prisme de cette annĂ©e. Elle porte la canette Ă  ses lĂšvres et apprĂ©cie le breuvage par petites goulĂ©es, tout en se concentrant.

Lentement, sa perception de la lumiĂšre change. Du gris et noir qui l’entourent, commencent Ă  poindre de petits Ă©clats lumineux, d’abord en pĂ©riphĂ©rie de sa vision puis autour de l’écran, jusqu’à l’habiter complĂštement. Elle n’est pas Ă©trangĂšre Ă  ces Ă©tats modifiĂ©s de conscience qui font aussi partie, dans une certaine mesure, du processus de dessin de la stase.

Sans qu’elle puisse dire combien de temps s’est Ă©coulĂ©, les bribes de lumiĂšres psychĂ©dĂ©liques laissent enfin apparaĂźtre les rhizomes, dizaines de petits ĂȘtres Ă  l’apparence cellulaire composĂ©s de caractĂšres aux couleurs changeantes. Ils frĂ©tillent, en guise de salutation Ă  l’écritrice, tout en lui chuchotant de belles incantations. Leur brouhaha, pareil aux craquellements Ă©thĂ©rĂ©s du pas des fourmis, amuse l’écritrice qui joue Ă  leur rĂ©pondre. Un dialogue non verbal s’installe tandis que les rhizomes naviguent en danse autour de la stase affichĂ©e Ă  l’écran. Leur concentration finit par se faire plus dense autour des Ă©lĂ©ments d’interface de crĂ©ation, si simples qu’ils ne sont composĂ©s que de deux curseurs, manipulables Ă  distance par un mouvement des mains. Le rituel de crĂ©ation Ă  proprement parler peut commencer.

Personne n’était plus certain de comment l’algorithme venait modifier la stase uploadĂ©e. Les rĂ©sultats Ă©taient toujours diffĂ©rents, rendant complexe la comprĂ©hension d’un motif. En commençant Ă  bouger les curseurs, les glyphes Ă©taient pris comme dans une tempĂȘte, parfois calme, parfois violente, capable de dĂ©chirer leurs contours comme de les polir. Le dessin de la stase restait reconnaissable pour celui qui en Ă©tait Ă  l’origine, mais il serait absolument impossible pour le lecteur futur d’arriver Ă  retrouver le dessin originel. Il Ă©tait cependant Ă©vident que tous les rĂ©sultats Ă©taient sous-tendus par une structure commune prĂ©sente de maniĂšre fantomatique.

À chaque mouvement de curseur, une nouvelle version gĂ©nĂ©rĂ©e apparaĂźt sur le terminal, toujours unique, et finit par faire entrer l’écritrice dans un labyrinthe de formes dans lequel elle doit s’orienter. Quand elle hĂ©site dans le choix d’une dĂ©clinaison, les rizhomes lui viennent en aide. Par groupes, certains semblent discuter entre eux, d’autres parlent directement avec les caractĂšres gĂ©nĂ©rĂ©s au fur et Ă  mesure qu’elle les passe en revue. De temps en temps, une des petites crĂ©atures approche l’écritrice pour la tenir au courant de l’avancement de leur rĂ©flexion. Si elle naviguait au dĂ©but Ă  l’instinct, ce n’était qu’une mise en bouche de l’état de flow qui Ă©tait visĂ©. Dans cet Ă©tat de pur Ă©lan vital, plus rien n’est choisi au hasard et elle trouve intuitivement les meilleurs rĂ©sultats possibles. Ses pressentiments ne sont plus une faible lumiĂšre destinĂ©e Ă  l’orienter dans un ocĂ©an noir inconnu mais deviennent une carte aussi prĂ©cise que possible. Elle a 22 dĂ©clinaisons Ă  choisir et elle les choisirait en pleine conscience. Il fallait que chacune soit unique, une sorte d’hĂ©raut Ă  la personnalitĂ© marquĂ©e, tirant parti des rĂ©sultats expressifs que permettait l’algorithme. Chaque proposition Ă©tait une rencontre, un speed-dating mĂ©taphysique. Certains dessins effraient l’écritrice, tandis que d’autres l’attendrissent. Certains sont mystĂ©rieux, d’autres plus Ă©loquents.

Elle est prĂȘte Ă  choisir le premier caractĂšre et les rizhomes semblent approuver son choix. Un caractĂšre simple, mais qui serait une bonne porte d’entrĂ©e pour la famille. L’écritrice le valide et le premier nom de dĂ©clinaison apparaĂźt : 〚Fool〛.

Ce qui donne Ă  la culture typographique contemporaine sa particularitĂ©, ce n’est pas tant son mode de production inhabituel, mais l’utilisation qui est faite des prismes. Si au 21e siĂšcle la lecture Ă©tait de type hiĂ©rarchique (on s’orientait dans un texte grĂące Ă  une hiĂ©rarchisation de l’information rendue possible par les caractĂšres), la lecture d’aujourd’hui est principalement archĂ©typale (on s’oriente dorĂ©navant dans le texte via des archĂ©types Ă©motionnels portĂ©s par les caractĂšres). Pour ce faire, l’écriteur·ice associe Ă  chaque dĂ©clinaisons de sa stase un archĂ©type du Tarot dit «divinatoire». La dĂ©clinaison 〚Fool〛 par exemple, portait en elle l’archĂ©type Ă©motionnel et sensible de l’énergie non contrĂŽlĂ©e, du tout possible, comme un caractĂšre gothique du passĂ© avait pu au 20e siĂšcle, par exemple, porter en lui des sentiments liĂ©s au moyen-age. Le 〚Fool〛 Ă©tait chaque annĂ©e la premiĂšre dĂ©clinaison du prisme. GrĂące Ă  l’interface rituel, l’écriteur·ice Ă©tait libre d’en choisir l’esthĂ©tique, et pouvait autant lui donner un air sombre, riant, moqueur, mou et ainsi le teinter d’une maniĂšre unique et propre Ă  son crĂ©ateur. Comme dans le tarot divinatoire, chacune des dĂ©clinaisons n’existait pas de maniĂšre isolĂ©e par rapport aux autres. Choisir un 〚Fool〛 malĂ©fique avait certes des consĂ©quence sur la dĂ©clinaisons en elle-mĂȘme, mais aussi sur tout le tissus de relation de sens que la dĂ©clinaison allaient entretenir avec les autres membre du prisme. C’était lĂ  oĂč ce systĂšme devenait Ă  la fois complexe et magique: le but de l’écriteur·ice n’était pas de simplement travailler des esthĂ©tiques, iel crĂ©aient un petit univers de relations dĂ©dalĂ©ennes, qui serait ensuite intĂ©grĂ© Ă  l’ensemble des autres prismes dĂ©jĂ  produits, dont la rencontre produirai un nouveau rĂ©seau de relations sĂ©mantiques inĂ©dits et impossible Ă  prĂ©voir, tous unient dans une esthĂ©tique cohĂ©rente qui leur permettaient d’ĂȘtre utilisĂ©s ensemble. Et pour donner d’autant plus de force Ă  ce jeu dĂ©jĂ  si subtil, une et une seule personne Ă©tait autorisĂ©e chaque annĂ©e Ă  produire un prisme, le rendant ainsi prĂ©cieux et porteur d’une aura puissante.

L’écritrice va maintenant pouvoir passer au 〚Magician〛. L’interface mouline, entend l’ordre et passe au caractĂšre suivant, en incrĂ©mentant une barre horizontale d’une unitĂ©. Au fur et Ă  mesure qu’on avance dans la sĂ©lection de la famille, l’algorithme de modification de la stase change aussi selon un paramĂštre appelĂ© le niprat. Les curseurs de base semblent continuer Ă  avoir le mĂȘme type d’action, mais les rĂ©sultats varient des dĂ©clinaisons prĂ©cĂ©dentes de par un paramĂštre difficile Ă  dĂ©finir. C’est comme si les courbes Ă©taient de plus en plus prĂ©cises. De plus en plus denses, craquantes et angulaires.

Pour des yeux de nĂ©ophytes — quand les enfants apprenaient Ă  lire par exemple — cette variation n’était pas facile Ă  dĂ©celer, mais rien n’était plus simple pour des yeux entraĂźnĂ©s. Comme il avait Ă©tĂ© simple Ă  une personne du XXe siĂšcle de noter la diffĂ©rence entre un caractĂšre avec et sans empattement, n’importe quel adulte en train de lire savait instinctivement si le caractĂšre sous ses yeux Ă©tait la 1e, 10e, ou 16e dĂ©clinaison du prisme — autrement dit, les versions 〚Magician〛, 〚Hanged-Man〛 ou 〚Tower〛 — colorant discrĂštement la phrase de sentiments complexes.

Cette capacitĂ© du texte Ă  pouvoir ajouter au sens d’une phrase des Ă©motions liĂ©es Ă  l’archĂ©type du tarot choisi, avait crĂ©Ă© une discipline de l’écriture ainsi appelĂ©e prismatique. Dans son Ă©diteur de texte, une personne avait gratuitement Ă  sa disposition plusieurs milliers de caractĂšres et pouvait choisir des variations typographiques prĂ©cises afin de teinter des pages entiĂšres, certains mots prĂ©cis, certaines lettres, parfois la ponctuation elle-mĂȘme, et ainsi crĂ©er des combinaisons de sens inattendues. Il Ă©tait possible d’écrire son texte comme un monologue archĂ©typal, tout comme on pouvait faire intervenir des dizaines de masques diffĂ©rents, tous chantant en cƓur un mĂȘme discours.

Ces jeux sĂ©mantiques avaient Ă©tĂ© particuliĂšrement investis par les auteurs·trices littĂ©raires. Si la plupart utilisaient les prismes de maniĂšre plutĂŽt ordinaire, d’autres s’étaient dĂ©marquĂ©s par de rĂ©elles aventures typographiques. Annケ~Kos, par exemple, avait composĂ© une saga tragique sur la vie d’un chien amnĂ©sique et immortel, tĂ©moin de l’éternelle mort de ses maĂźtres, uniquement en dĂ©clinaisons 〚Tower〛 de 200 prismes diffĂ©rents, arpentant l’infini effondrement de sa rĂ©alitĂ©. Razcul[Grntr] avait relancĂ© le style essoufflĂ© des romans noir en crĂ©ant des intrigues Ă  supercheries en couches, baladant le lecteurs crĂ©dule Ă  travers des dĂ©dales d’indices et contre-indices subtiles dont il Ă©tait impossible de d’anticiper le dĂ©nouement avant la fin du livre. S:)l1tSBC avait Ă©tĂ© quant Ă  lui Ă©tĂ© Ă  l’origine d’un regain d’intĂ©rĂȘt pour les techniques Kabbalistes en donnant naissance au plus grand rĂ©cit poĂ©tique mĂ©taphysique du XXXe siĂšcle. Chaque personne souhaitant se procurer l’ouvrage Ă©tait soumise Ă  de longs entretiens cĂ©rĂ©moniques de psychologie en Ă©tat de conscience modifiĂ©e. Ces entretiens permettaient par algorithmes, d’assigner Ă  chaque strophe une dĂ©clinaison de prisme prĂ©cis, confĂ©rant Ă  son lecteur la possibilitĂ© de produire une exĂ©gĂšse mystique qui rĂ©pondrait Ă  ses propres questionnements intĂ©rieurs.

Du cĂŽtĂ© des sciences, on avait Ă©tĂ© surpris de dĂ©couvrir que l’écriture par prisme permettait de rĂ©soudre des problĂšmes jusque-lĂ  insolubles. L’intĂ©gration dans les formules de certaines dĂ©clinaisons typographiques avait par exemple permis au mathĂ©maticien Obr&Kls de rĂ©soudre l’HypothĂšse de Riemann, ce qui avait donnĂ© naissance Ă  toute une nouvelle branche des mathĂ©matiques basĂ©e sur l’utilisation de la typographie contemporaine. Mais c’était surtout les sciences sociales et anthropologiques qui avaient le plus profitĂ© des prismes, puisque chaque publication pouvait maintenant s’approcher plus prĂ©cisĂ©ment que jamais de l’ambiguĂŻtĂ© inhĂ©rente Ă  la complexitĂ© de l’étude des vies humaines et animales. En l’espace de quelques annĂ©es, elles avaient tellement eu d’impact sur la sociĂ©tĂ© que la pĂ©riode 3045-3050 Ă©tait aujourd’hui enseignĂ©e sous le nom de la « fontaine blanche sociale ».

DĂ©sormais, on avait conscience du dĂ©calage entre l’apparente neutralitĂ© des lettres et la subjectivitĂ© du discours humain. L’écriture n’était plus un gobelet de cristal, mais un graal d’obsidienne.

10h se sont Ă©coulĂ©es depuis que l’écritrice a entamĂ© la cĂ©rĂ©monie. En passe de choisir la derniĂšre dĂ©clinaison de son prisme, elle sent que le pic d’effet du Peyote est atteint. Face au terminal, elle est maintenant sĂ»re de la dĂ©clinaison a selectionner pour〚World〛, l’archĂ©type final de la conclusion, de la perfection et de l’accomplissement. Elle tiens Ă  profiter encore quelques instants du sentiment ocĂ©anique qui lui a permis de faire Ă©clore sa stase en prisme. Elle sait qu’il ne lui reste plus qu’à valider son choix pour que la cĂ©rĂ©monie prenne fin. Les rhizomes ne sont plus Ă©parpillĂ©s et ne forment plus maintenant qu’un grand ĂȘtre fait de milliers de lettres, qui entoure la derniĂšre dĂ©clinaison comme lovĂ© contre elle, prĂȘt Ă  baptiser la famille typographique pour la faire entrer dans le grand complexe de l’écriture commune. De leur crĂ©pitement familier, les rhizomes entonnent le chant final, scandant le nom du nouveau prisme comme un mantra : Jester !ÂĄ Jester !ÂĄ Jester !ÂĄ

aZ 

«Jester» est une famille typographique, conçue et gĂ©nĂ©rĂ©e par Benjamin Dumond en mars 2022 et distribuĂ©e par Grifi sous license WTFPL. Il s’agit d’un fork du Trickster, dessinĂ© par Jean-Baptiste Morizot pour Velvetyne Type Foundry en 2017. La famille se dĂ©cline en 22 variations, chacune nommĂ©e suivant une des carte du tarot divinatoire.
[ Download the Jester Font family ]

\
/
\

FOOL
FOOL
MAGICIAN
MAGICIAN
PRIESTESS
PRIESTESS
EMPRESS
EMPRESS
EMPEROR
EMPEROR
HIEROPHANT
HIEROPHANT
LOVER
LOVER
CHARIOT
CHARIOT
STRENGTH
STRENGTH
HERMIT
HERMIT
FORTUNE
FORTUNE
JUSTICE
JUSTICE
HANGEDMAN
HANGEDMAN
DEATH
DEATH
TEMPERANCE
TEMPERANCE
DEVIL
DEVIL
TOWER
TOWER
STAR
STAR
MOON
MOON
Sun
Sun
Judgment
Judgment
WORLD
WORLD

Explication
du processus technique
et de la génÚse du concept

\
/
\

Les variations de dessin des dĂ©clinaisons du Jester reposent sur une dĂ©formation des lettres par un algorithme de Seam carving. DĂ©veloppĂ©s par Shai Avidan et Ariel Shamir en 2007, ces algorithmes permettent d’analyser une image pour en dĂ©tecter les pixels importants, dits de «haute Ă©nergie» (c-a-d, les pixels qui offrent le plus grand contraste avec les pixels qui les entourent) et les pixels moins importants, dits de «basse Ă©nergie» (n’offrant que peu de contraste avec les pixels qui les entourent) comme par exemple une zone d’aplat de couleur. Cette prĂ©-analyse de l’image permet ensuite d’écraser cette derniĂšre en hauteur ou en largeur en rĂ©duisant en prioritĂ© les groupes de pixels faibles, conservant de fait les parties de l’image avec un plus grand nombre de dĂ©tails. En maintenant sans dĂ©formation le sujet de l’image, la modification devient quasi invisible (dĂ©monstration sur le site de Aryan Naraghi).

À gauche l’image en input. Au centre l’image dĂ©formĂ© avec du Seam Carving. À droite, image dĂ©formĂ© sans Seam carving.

Si ces algorithmes arrivent avec une fidĂ©litĂ© impressionnante Ă  changer les proportions d’une image tout en conservant au mieux les sujets qu’elle reprĂ©sente, ils ont bien entendu leurs limites. Si l’on continue Ă  vouloir rĂ©duire encore et encore l’image, le Seam carving se voit contraint de toujours trouver de nouvelles zones de moindre importance Ă  Ă©liminer. En rĂ©sultent des aberrations graphiques inattendues, oĂč l’algorithme tente dĂ©sespĂ©rĂ©ment de produire un rendu logique dans un espace si petit qu’il dĂ©passe ses compĂ©tences, laissant ainsi apparaĂźtre hors frontiĂšres des paysages surrĂ©alistes.

Sandman par Neil Gaiman. L’image Ă  droite est rĂ©duite par Seam Carving Ă  50% en hauteur et largeure, puis rĂ©agrandie sans Seam Carving.

En appliquant ces glitchs Ă  des formes typographiques, on se rend compte que le Seam carving produit des rĂ©sultats surprenants, mĂȘme avec des images composĂ©es uniquement d’aplats noirs sur fond blanc. Selon les trois paramĂštres d’entrĂ©e (la redimension appliquĂ©e en «x», celle en «y», ainsi que la qualitĂ© d’image en input), les dĂ©formations peuvent prendre des formes trĂšs diffĂ©rentes, invoquant des univers et ambiances graphiques chaque fois uniques. Plusieurs essais montrent que les rĂ©sultats les plus intĂ©ressants portent sur des caractĂšres comportant en amont un certain nombre de dĂ©tails, qui une fois dans la spirale du Seam carving crĂ©ent autant de nouvelles excentricitĂ©s dans le dessin des lettres. Ce sont ces raisons qui m’ont amenĂ©, aprĂšs un certain nombres d’explorations, Ă  utiliser le Trickster de Jean-Baptiste Morizot, publiĂ© par Velvetyne Type Foundry en 2017, comme base commune Ă  toute une sĂ©rie de dĂ©clinaisons, prĂ©sentĂ©e aujourd’hui sous le nom de Jester.

Différents inputs donnent des résultats trÚs différents.

Sous Linux, on peut appliquer des dĂ©formations Seam carving Ă  des images directement depuis le Terminal grĂące Ă  la librairie Image Magick. Pour ne pas perdre de temps Ă  constamment faire des allers-retours entre un Terminal et la visualisation d’un fichier fonte, il est vite devenu nĂ©cessaire de crĂ©er une interface pour m’aider Ă  tester les variations de maniĂšre plus directe. L’ensemble fonctionne de maniĂšre simple : derriĂšre une couche d’HTML, CSS, et JavaScript (merci la librairie eel), un script Python extrait d’un fichier .OTF chaque glyphes en image, en noir sur fond blanc et d’une qualitĂ© donnĂ©e, puis leur applique une rĂ©duction Seam carving selon les paramĂštres choisis. Les glyphes sont ensuite re-vectorisĂ©s automatiquement, puis rĂ©-injectĂ©s dans le fichier fonte de base pour pouvoir profiter du spacing, kerning et rĂšgles OpenType dĂ©jĂ  prĂ©sents. Construire cette interface plutĂŽt que continuer Ă  travailler en ligne de commande a permis de tester au total plus de 500 versions, parmi lesquelles 22 dĂ©clinaisons ont Ă©tĂ© retenues pour la famille finale, une famille aux caractĂšres unis entre eux par le processus qui leur a donnĂ© naissance plutĂŽt que par des variations de graisse, chasse ou pente.

Interface en html/css/javascript par dessus un script python.

Je fantasme souvent l’idĂ©e d’un monde oĂč la typographique, comme art et comme discipline, occuperait une place aussi foisonnante que le cinĂ©ma, la littĂ©rature, la bande-dessinĂ©e ou la musique. Je suis mal Ă  l’aise avec l’idĂ©e que la typographie serait par nature un art de l’invisible, discret, transitif, s’inscrivant dans des utilisations populaires trop complexes et plurielles pour autoriser un dessinateur de caractĂšre Ă  proposer de nouveaux paradigmes. Je rĂȘve d’une thĂ©orie typographique habitĂ©e, fascinante, controversĂ©e, capable de son auto-critique Ă  travers des concepts qui pourrait lui ĂȘtre extĂ©rieurs, des mĂ©taphores inattendues, une vision qui serait propre Ă  chacun des dessinateurs qui lettre aprĂšs lettre construisent le paysage typographique. Je rĂȘve de dessinateurs de caractĂšres comme Philippe K Dick, Donna Haraway, Henri Michaux, Virginie Despentes, comme PNL, Junji Ito, Alan Moore, Dion Fortune, Stupeflip, comme Ursula Le Guin, Bourbaki, Doja Cat ou François VergĂšs et d’Ɠuvres typographiques incommensurablement incomparables les unes aux autres.

J’ai parfois le sentiment que l’imaginaire typographique s’auto-restreint et place sa rĂ©flexion sur ce qui est dĂ©jĂ  connu et le dĂ©plaçant lĂ©gĂšrement hors du cadre. Or, il me semble intĂ©ressant de s’autoriser certaines propositions en dehors de nos rĂ©alitĂ©s, raison pour laquelle j’ai souhaitĂ© accompagner le Jester d’une fiction dĂ©peignant des mĂ©thodes de crĂ©ation et des usages imaginaires. Non pas que je pense que cette histoire pourrait avoir un impact sur comment les gens utilisent cette famille (au final, l’usage fait la rĂšgle), mais dans l’espoir qu’elle puisse poser une modeste passerelle entre le concret d’une discipline aux contrainte techniques et Ă©conomiques, et les multitudes des routes que cette mĂȘme discipline pourrait emprunter si nous dĂ©cidions un matin que tout pourrait ĂȘtre rĂ©-inventĂ©, nous autorisant Ă  penser des projets typographiques qui se construisent selon d’autres rapports que ceux attendus et qui ouvrent sur un imaginaire des Ă©critures autre que celui aujourd’hui majoritairement en place.

Du fait de leur omniprĂ©sence, je suis lassĂ© du story-telling des familles typographiques classiques. J’ai tellement internalisĂ© leur fonctionnement qu’elles forment une norme dont j’oublie chaque seconde qu’elle n’est qu’une construction culturelle que l’on est en droit de combattre, autant politiquement que pour le beau geste, et je me sens programmĂ© Ă  mes dĂ©pends Ă  considĂ©rer que trop s’écarter des normes est une fantaisie. L’idĂ©e de faire des liens qui unissent divers caractĂšres ensemble un lieu de crĂ©ation n’est pas hĂ©gĂ©monique, alors que chaque partie de la structure qui compose la typographie en tant qu’outil culturellement construit, est en droit d’ĂȘtre un espace potentiel de nouvelles propositions.

Karloff par Peter Bil’ak.

DessinĂ© en 2012, le Karloff de Peter Bil’ak propose des variations autour de la notion de «laid», «beau» et «neutre», en s’appuyant pour les dĂ©clinaison sur des styles historiquement associĂ©s Ă  ces trois notions. Comment rĂ©-envisager l’écriture quand ce que nous pouvons faire varier dans celle-ci, comme une sorte de meta-texte, n’est plus de pouvoir faire appel Ă  un extĂ©rieur (italique), crĂ©er de la hiĂ©rarchie de l’information (graisse, chasse) ou de la cohĂ©rence visuelle (atypi) mais faire varier une mĂ©taphore des perceptions de la beautĂ© ? Le fait est que je n’ai jamais vu de texte utiliser le Karloff dans cette optique. Ce que je sais par contre, c’est que l’idĂ©e de pouvoir faire varier la notion de beautĂ© dans le discours du texte ne s’est pas imposĂ©e comme norme dans les usages d’écriture depuis 10 ans que le Karloff existe. On pourrait supposer que c’est parce que cette fonction n’était pas viable, n’intĂ©ressait pas assez de gens, ou ne s’est pas naturellement enracinĂ©e dans des pratiques. Peut-ĂȘtre. Mais comment tirer ce genre de conclusion alors que les normes mainstream occupent tellement de place dans l’espace mĂ©diatique et dans notre culture commune, au point qu’il soit structurellement impossible pour l’hors-norme de survivre ?

Les Furtifs par Alain Damasio, joue de styles typographiques pour servir la narration.

Puis vient la question centrale : dans quel but crĂ©ons-nous des familles typographiques ? On pourrait simplement rĂ©pondre que nous crĂ©ons des variations pour rĂ©pondre Ă  des besoins de mise en page. Une italique pour des appels hors-texte, des variations de graisses et de chasses pour de la hiĂ©rarchie de l’information, des variations de style autour d’ex-atypi pour crĂ©er une symbiose graphique au sein de crĂ©ations visuelles. Mais est-ce lĂ  tous les besoins possibles d’une mise en page ? Y-a-t-il seulement un sens au fait de lister tous les Ă©ventuels besoins qu’un texte aurait ? Ne pourrait-il pas ĂȘtre de la responsabilitĂ©, de l’art du typographe, de crĂ©er des fonctions de texte grĂące Ă  des variations de familles originales ? D’arriver Ă  dĂ©celer dans les tendances d’écritures de ses contemporains, les fonctions de langues orphelines, potentiellement en passe d’éclore pour peu qu’on leur donne un peu de chaleur, et de venir leur donner vie Ă  travers une proposition typographique ?

Des propositions existent dĂ©jĂ , tous les jours des dessinateurs rĂȘvent de nouvelles expĂ©riences et proposent de marcher le long de plates-bandes encore peu dĂ©broussaillĂ©es afin agrandir le territoire de l’écriture plus qu’aucun revival ne le fera jamais. À nous de dĂ©cider qu’ils sont ce que la typographie a de plus prĂ©cieux pour lui permettre, comme le dit Booba, de devenir ce qu’elle aurait dĂ» ĂȘtre.

La vie réelle se porte mieux
si on lui donne ses justes
vacances d’irrĂ©alitĂ©.

L’Eau et les RĂȘves, 1942, Gaston Bachelard.